mercredi 4 mars 2009

LES ÉTAPES MENTALES


Le judo modifie incontestablement en profondeur le physique de. ses adeptes. Cette transformation est surtout fonctionnelle.

Nos théories scientifiques modernes prouvent chaque jour l'unité psychosomatique de l'homme. les effets bénéfiques sur l'activité mentale que peut avoir toute éducation physique sont indéniables. Or le judo se veut, dès le départ, une éducation mentale. les grands pédagogues du judo, et son fondateur en premier, voient en lui plus une éducation de l'esprit qu'une éducation du corps. En fait le judo est et reste une méthode de combat en corps à corps.

Pour certains, le fait d'apprendre qu'il existe une méthode de combat appelée judo, ou un jeu d'échecs appelé go, revient _ exactement au même. Pour les autres et ils sont de plus en plus nombreux, l'intérêt accordé au judo varie essentiellement d'un individu à l'autre. le côté spectaculaire impressionne toujours; le fait que celui qui projette ne soit pas un hercule, impressionne davantage. Cette forme de combat prend l'allure d'un symbole de puissance quasi magique où l'intelligence triomphe de la force brutale. On s'intormera alors davantage et l'on apprendra qu'il s'agit d'un sport où la technique prime. Voilà une excellente école d'éducation physique qui entraînera le corps et l'esprit, tout en dominant les instincts primitifs. les autres, les amateurs de force musculaire, de compétition, pensent: «Voilà un excellent exutoire à nos penchants, sans pour autant violer les codes sociaux ».

Une information plus complète nous apprend que ces exercices du corps entretiennent la santé, fortifient les muscles et aguerrissent les nerfs. le moral acquiert une puissance extraordinaire, la maîtrise de soi est absolue. Chacun se demande: «Pourquoi pas moi ? » Inconsciemment un travail d'assimilation s'élabore. Les motivations vont jouer leur rôle. Ce ne sera souvent que plus tard, que l'on saura les mobiles exacts qui nous ont poussé à pratiquer le judo et à surmonter tous les obstacles.

On se surprend à franchir la porte d'un dojo et, au fond de soi même, on ne sait pas trop pourquoi. Les premiers contacts vont commencer. Les locaux, le professeur, l'accueil et bien d'autres détails joueront un rôle capital dans ces premiers contacts.

L'aventure commence.

Si, pour des raisons bien établies, vous' décidez de vous entraîner dans tel dojo, plutôt que tel autre, vos relations avec le professeur revêtiront dès le début une importance primordiale. Un lien doit se créer entre l'élève et le professeur. Ce lien d'ordre affectif doit au plus tôt être basé sur la sympathie, afin d'aider la progression de l'élève. L'élève doit au départ s'entraîner à se débarrasser de ses préjugés. C'est déjà un exercice de souplesse mentale! L'impression que lui fera le dojo, les autres élèves, l'instructeur, etc ... ne devront pas le crisper dans une attitude mentale rigide. L'esprit le plus ouvert possible permettra à l'élève de franchir sûrement et rapidement les étapes suivantes. La première, c'est la peur du ridicule. Revêtir ce judogi étrange, marcher nu-pieds, être gauche et malhabile devant tous, voilà bien des raisons pour se sentir mal à l'aise.

Le fait d'être en tenue de judoka, de ceindre une vraie ceinture, et monter sur les tatamis suffit à émouvoir n'importe qui.

Montrer son incompétence totale en matière de combat, de brise-chutes ou même de saluts, et ce, devant quelques dizaines d'individus, c'est plutôt gênant. Mais on se rend vite compte que personne ne fait attention à vous. Le professeur vous suit constamment et sous sa direction on sent que rien n'est laissé au hasard.

Aussi, lorsque la première leçon est terminée, l'apprenti-judoka ressent une grande satisfaction. Dès les premières leçons, l'initiation à la décontraction musculaire, à la perte d'équilibre provoque une prise de conscience capitale. Le débutant se rend compte peu à peu qu'un mécanisme complexe travaille depuis longtemps en lui sans qu'il en soit le moins du monde conscient. Rien n'est plus extraordinaire que de voir une photographie de son visage à l'arrivée au sol d'un brise-chutes! Mais ce qui est vrai pour le visage l'est aussi pour les centaines d'autres muscles qui tapissent notre squelette. Peu à peu la perception de ces contractions inutiles démontre la peur qui les provoque. Toute une foule de pensées continuent à jouer un rôle actif dans notre comportement.

Lors des premiers yaku-soku-geiko, le débutant en apprendra encore davantage. \1 faudra comprendre pourquoi on préfère la position jigotai à la position shizental, pourquoi les bras sont raides et tendus; pourquoi être projeté effraie? Ou, au contraire, pourquoi nous hésitons à frapper sèchement du pied dans de ashi-barai, ou pourquoi nous n'osons pas nous retourner complètement dans une technique de hanches, ou encore ce qui nous freine dans une attaque de face et virile, comme o-soto-gari? Bien souvent l'explication réelle ennuie et fait peur. On y résiste ou on la refuse en rationnalisant. Mais peu à peu le professeur revenant inlassablement à la charge, corrige et explique.

Il n'est pas non plus aisé d'accepter que devant tel adversaire on se sent supérieur (intellectuellement, techniquement, socialement) et que, par conséquent, on n'admettra à aucun prix la défaite aussi symbolique soit-elle.

L'inverse est également vrai; ce sont alors des chutes à n'en plus finir! L'élève seul ne peut parvenir à en prendre conscience. C'est une des raisons pour lesquelles le professeur doit être psychologue. L'élève, lui, doit commencer courageusement cette prodigieuse école de persévérance: la conquête de soi.

Pendant l'ascension des premiers grades, l'évolution mentale n'est pas aussi rapide que l'évolution physique, mais un important travail en profondeur s'opère lentement. .

L'étude des katas développera à un haut degré le sens de "esthétique chez le judoka. Il sentira consciemment ou inconsciemment la beauté d'un geste élémentaire ou d'un mouvement complexe.

La beauté d'un mouvement n'exclut pas l'efficacité. Dans une technique authentique de judo, beauté et efficience vont de pair.

Ce sentiment esthétique a des répercussions profondes sur la psychologie du judoka. Le professeur doit en tenir compte. Pour certains, ce sera là une introduction incomparable à l'art.

Le sens du rythme y jouera également un rôle prépondérant.

De son utilisation rationnelle découlera la beauté du mouvement, "efficience des gestes, l'harmonie.

Les katas ouvriront également l'esprit du judoka aux principes supérieurs du judo et notamment à la dialectique des deux énergies antagonistes que constituent Uke et Torl. .

Peu à peu, le débutant sentira que l'adversaire est en réalité un partenaire utile à sa propre progression, et enfin que celui des deux qui en tire le plus de profit, n'est pas le plus fort ou le plus faible, mais bien le plus souple mentalement et physiquement.

Pour réaliser ces subtilités, il faudra passer par les combats.

Le randori d'abord, le shiai ensuite, forment non seulement la volonté mais aussi l'esprit de décision. Une nouvelle puissance s'acquiert petit à petit : le kiai. Dans le combat, l'esprit gagne en liberté et s'adapte mieux au combat. L'énergie physique et mentale se rencontre dans l'acte unique. L'élève découvre alors cette force mystérieuse qui lui permet de prendre l'initiative du combat: le kiai. Il s'amusera peut-être à s'entraîner au cri. Mais ce n'est pas l'essentiel. Il doit fortifier sa concentration mentale et accroître sa liberté d'esprit par la pratique du tai-sabaki.

L'étape suivante consistera à maîtriser l'agressivité, car au seuil des premiers shiais, la découverte du kiai pousse le judoka à l'employer offensivement à tout moment. Ce défoulement doit avoir lieu, mais consciemment. Bien des judokas aiment alors s'identifier aux antiques samouraïs. Tant que cela se passe sur les tatamis avec des adversaires de grade élevé, tout est pour le mieux. Dans les autres cas, il faut absolument canaliser cette énergie vers d'autres activités.

Le professeur veillera d'ailleurs à ce que cette découverte e cette décharge d'agressivité se fassent au dojo sous son contrôle. L'élève y apprendra ainsi à accepter les défaites. Au cours des étapes précédentes, le judoka passera par des périodes d'arrêt ou de régression; il s'agit chaque fois d'un indice très significatif. Le maître aidera son élève à en rechercher la cause. La prise de conscience des raisons exactes de l'appréhension devant l'inconnu faciliteront le passage. Parfois un jeune de quelques jours aidera à cette métamorphose.

Après les premiers shiais, la ceinture marron assimilera l'entièreté du bagage technique étudié jusqu'alors et se préparera « au grand passage », Il maîtrisera au mieux sa technique en y découvrant souvent des vérités simples qui lui étaient cachées jusqu'à présent.

Le sho-dan-shlken sera une étape importante dans sa vie. C'est généralement un des souvenirs les plus marquants dans la vie d'un judoka. Chaque passage de grade, et en particulier le premier, est une expérience très agréable. Mais ce fameux jour où, après un examen sévère, on reçoit cette fameuse ceinture noire, est plus qu'un simple passage de grade. Il implique un engagement. Tout l'être prend conscience de la voie à suivre et s'y engage résolument. Le judoka connaît ses possibilités et sait où il doit aller.

Le chemin sera long et dur, mais il ne fera plus marche arrière.

Cette route a trois étapes essentielles: se discipliner, se connaître et, enfin, être. La première étape est en partie achevée et la seconde est amorcée. Peu à peu, la première sera complètement vécue et la seconde restera la plus longue à réaliser.

Dans cette voie, la sagesse orientale découvre de sept à dix étapes. Certains esprits méthodiques les ont rapprochées des dix échelons du judo. Il est faux de comparer ces dix étapes aux dans de la ceinture noire.

Au Japon, les cinq premiers dans sont généralement attribués pour la valeur combative du judoka (shiais et championnats), la valeur technique y intervenant progressivement. A partir du 6· dan, les grades sont généralement donnés pour la valeur technique (résultats exceptionnels en combats, et surtout à titre honorifique, aide à la diffusion du judo, apport au perfectionnement, etc ... ). Dans ces derniers grades intervient le grade décerné pour réalisation physique et mentale du judo.

Il est important de savoir que la voie du judo peut être réalisée à n'importe quel niveau et qu'un premier dan ne se croit pas forcément obligé d'atteindre le 10e dan. Certains individus doués parcourent en quelques années ce que d'autres atteindront en une vie entière. .

Le judoka se trouve ainsi devant la découverte de tout un univers mental. Cette découverte date d'avant la ceinture noire pour les plus doués après le 3e ou 4e dan pour les autres.

Les mon dos seront dans ce sens une aide pr.écieuse pou~ le judoka. Ceux-ci sont de courts entretiens au .dojo que le maître

tient avec ses disciples, avant ou après l'entraînement. .

Maître et élèves sont agenouillés en seiza dans une ambiance de calme parfait. Le maître expose alors quelques pensées à méditer ou quelques réflexions sur le travail de chacun. Tous peuvent alors méditer pendant quelque temps. Mais souvent le mondo est plus dynamique et demande de la part du maître une véritable science de la maïeutique. .

Le maître pose des questions très précises à chaque élève qui doit répondre sur le champ. Ces questions concernent en général la technique judo et ses implications mentales. Le mondo peut très bien se résumer en un dialogue plus Simple, dépouillé et sincère, entre professeur et élèves. Cette pratique est un excellent exercice mental pour autant que chacun soit sincère.

Au fil de l'entraînement, le judo livre tous ses secrets. .

C'est d'abord un exercice physique passionnant, ensuite une ascèse psycho-physique. Enfin, grâce aux nouveaux réflexes physiques et mentaux, on découvre en lui un. principe d action. Inconsciemment d'abord, on s'évertue à utiliser le plus. efficacement possible l'énergie. Peu à peu, on en prend conscience et tous les actes deviennent du judo à l'état pur. On Vit le Judo à chaque instant. La vie quotidienne devient une suite d'actes équilibrés, harmonieux et efficaces .Sur le tapis, l'adversaire devient progressivement un partenaire nécessaire. Dès que le judoka devient réellement conscient que Uke et Tori on sont deux forces complémentaires et non antagonistes, il atteint un nouveau stade important.

En randori la notion de « défaite» et « victoire » disparaît. Il s'agit avant tout pour chacun de progresser. L'art du tai-sabaki, l'emploi supérieur de l'énergie, la possession du kiai vont y gagner énormément. En shiai, il s'agit toujours de vaincre. Les crispations et les appréhensions vont disparaître. Le tatami devient un univers, l'adversaire un autre soi-même, le combat, une opposition passagère de deux forces contraires. L'un des deux doit l'emporter, chacun jouera le mieux possible son rôle.

Le shiai gagnera en authenticité, la pureté du judo sera complète et chaque adversaire en sortira grandi, qu il soit vainqueur ou vaincu. Cet état mental s'affermit et devient de plus en plus conscient. Il est bientôt présent dans tous les actes. Et la portée

sociale d'un tel comportement est importante. Vivant alors ce qu'il ressent inconsciemment, le judoka ne comprend pas encore la révolution mentale qui s'opère en lui. Mais déjà ses contacts prennent un caractère nouveau. A tout instant, il se comporte comme au dojo et son interlocuteur devient sur le champ le partenaire d'un dialogue physique et mental. Le judoka manœuvre maintenant de manière à ce que vainqueur et vaincu soient abolis et que chaque protagoniste devienne bénéficiaire de la rencontre.

Une curieuse et paradoxale métamorphose se produit: le judo, art du combat en corps à corps, devient une école d'altruisme.

Le maître montrera alors au disciple que le judo n'est pas et ne doit pas être un but en soi. Qu'il est ce fameux doigt qui montre la lune et non la lune elle-même.

Tout au long de son évolution, le judoka apprend à se connaître et à se maîtriser. Emerveillé, il risque de devenir un fanatique. C'est souvent vrai pour le jeune sportif qui ne rêve que de compétitions, mais ce l'est aussi pour les autres qui n'y voient que philosophie. Le judo ne doit en aucun cas devenir un « paradis artificiel », Il est une école de vie, un moyen de se réaliser. Le judoka assimilera parfaitement les principes de son art et s'e servira comme d'un instrument dans la vie quotidienne.

Le judo devient autre chose qu'une méthode de combat, il est un art de vivre tel que le concevait son fondateur. C'est là un des stades les' plus élevés du judo. L'élève atteint alors un niveau tel que peu à peu sa maturité le détache du maître.

Ce détachement est progressif, sans heurt et naturel. Le maître tente de rendre peu à peu l'élève indépendant. Son autonomie physique et mentale doivent s'accroître de pair. Le corps est parfaitement discipliné, les réflexes sont rapides, l'espri devenu limpide, souple et dynamique. Alors le judoka devient complètement libre et, acquiert une maîtrise totale de son corps et de son esprit. C'est l'ultime étape. Qu'est-elle? .

Depuis sa naissance, il s'est adapté au monde qui lui semblait hostile. Cette adaptation s'est opérée par une suite d'attitudes mentales et physiques qui lui paraissaient être adéquates aux événements du moment. Or ses possibilités étaient très imparfaites au départ de la vie.

Le nouveau-né, le nourrisson, l'enfant, l'adolescent et enfin l'adulte s'adaptent continuellement au monde qui l'entoure.

Le drame est que chacun des stades de la vie est bâti sur celui qui le précède et utilise les mêmes matériaux.

L'homme ressemble alors au pélerin hindou qui, se trouvant devant un fleuve, construisit un radeau pour le traverser et lorsque le passage sur l'eau fut accompli, prit le radeau sur ses épaules pour continuer la route. Bien des hommes traversent la vie comme ce pélerin portant son radeau. Mais au lieu d'un fardeau, ils en supportent des milliers. L'origine de cette attitude remonte bien loin. En fait, au moment où l'homme n'était pas encore conscient

de son être. Aussi cette remontée aux sources es une vraie ascèse et lorsqu'un homme s'est progressivement libéré de se;; fardeaux, il atteint le moment où la conscience du « moi» disparaît.

Grâce au judo, "acte libre devient possible. L'individu agit à chaque instant suivant les conditions présentes, en fonction des données totales du problème.

Tout judoka ayant été jusqu'au bout de la Voie Souple, atteint immanquablement cet état, s'i1's'est bien guidé. A ce moment, il sait pourquoi il est venu au judo. Si, au départ, le besoin de pratiquer le judo était un désir inconscient de compensation à des perturbations psychologiques, le judoka en prend maintenant conscience.

Il peut se séparer du dernier radeau. Ce sera l'abandon palsible, sans en sentir une frustration ou un sentiment de désertion.

Ce judoka est semblable au symbole des arts martiaux et du judo: la Fleur du Cerisier. Celle-ci se détache de la' branche -au summum de sa splendeur, sans se fâner ni se flétrir.

Il a cru au judo et celui-ci Jui a donné plus qu'il n"espérait. ll organisera désormais son existençe sans cet entraînement spécial qu'était pour lui le judo.

Pour certains, l'abandon de la pratique. ne sera pas une conséquence obligatoire de ce détachement affectif. Quelques-uns, occupant des fonctions où l'activité nerveuse ou intellectuelle est intense, continueront à trouver dans le judo un excellent dérivatif. D'autres, engagés matériellement dans la profession de cet art, préfèreront ; continuer en transmettant cette fois l'authenticité de leurs expériences.

Enfin, certains, doués d'une énergie physique et mentale peu ordinaire, continueront à trouver un exutoire de choix dans le judo. Mais tous se détacheront affectivement de cette discipline.

Et certains sujets d'élite choisiront la Grande Voie.

Ce choix sera comme les précédents : un acte libre. Ils ne subiront pas leur destin, mais le créeront. Il s'agira pour eux d'aller au-delà des expériences vécues et de suivre la trace des grands maîtres. Ils continueront ainsi la tradition en l'intégrant à leur propre réalisation.

Ces maîtres, pareils aux maîtres antiques, dépasseront le judo ou tout autre technique et plongeront aux sources mêmes de la Vie. C'est cette vie insaisissable et incompréhensible pour la plupart d'entre nous que le maître essaiera de communiquer au travers de son art à ses futurs disciples.