Au risque de répéter certaines généralités exposées aux . pages 46 et 47 et suivantes, il est, je crois, utile de revoir la notion d'emploi de la force sous un angle nouveau et de niveau supérieur.
Ayant admis que si, en judo, l'emploi intempestif de la force est à proscrire, il n'en reste pas moins vrai que l'usage de la dite force est absolument nécessaire pour toute action. Et sous cet angle nous envisageons le terme force dans son sens purement physique de mécanique générale.
Dès que possible, le judoka doit comprendre que l'essence de son art consiste à employer le plus intelligemment possible l'énergie sous toutes ses formes et en tout lieu. Cet emploi intelligent n'est pas toujours forcément économique, mais est toujours le plus adéquat au but recherché. En principe, le gaspillage de force est évité scrupuleusement et il est très rare qu'un excès de force soit nécessaire pour réaliser l'action. Par la maîtrise parfaite de l'emploi efficient de l'énergie physique, le judoka réalise tôt ou tard que cette efficience est applicable non seulement pour vaincre un adversaire, mais aussi pour réussir toute action physique et mentale dans la vie de tous les jours.
le judo vraiment supérieur est alors utilisé non seulement sur les tatamis pour maîtriser un adversaire, mais aussi à l'atelier pour exécuter les gestes professionnels les plus adéquats, à la maison pour organiser rationnellement loisirs et tâches diverses, en affaire pour mener efficacement une discussion, en commerce pour conclure adroitement un marché, etc ... Comment le judo peut-il conduire à un pareil résultat? C'est tout d'abord une question de temps et de progression savamment étudiée. le débutant réapprend l'usage élémentaire de son corps par les déplacements, brise-chutes et déséquilibres. Ensuite l'apprentissage des projections et immobilisations l'amène lentement à un plus grand contrôle de sa décontraction musculaire, de l'emploi de son corps et de "usage positif de ses muscles. Dans l'attaque comme dans la défense, il lui est alors utile de connaître les premiers éléments de mécanique générale, les leviers, la composition et décomposition des forces, le « moment» d'une force, le couple, etc ... et de les appliquer aux mouvements judo. la notion de vitesse jouera un rôle important, ainsi que l'étude des variations du centre de gravité. Sans devenir un physicien, le judoka assimile les notions élémentaires de ces principes par la pratique régulière de l'entraînement et sous les conseils et leçons adéquates d'un maître. Peu à peu, tous les actes sur le tapis deviennent rationnels, efficaces et automatiques. la technique s'affine et des notions plus complètes tels que l'interaction des groupes musculaires, la force d'inertie, la force centrifuge, les réflexes d'attitudes peuvent être assimilés avec une compréhension plus profonde des phénomènes neuromusculaires et purement mentaux. lorsque les muscles sont parfaitement entraînés, souples, forts et rapides, il est nécessaire de les employer au maximum de leur efficience et l'esprit joue alors un grand rôle. C'est d'ailleurs l'étape finale.
loin de moi l'idée de vous exposer- dans le détail tous les points énumérés ci-dessus, mais certains éléments sont trop importants pour la réussite et la progression de l'étude sérieuse du judo que pour les passer sous silence.
Aussi en voici l'essentiel sous une forme pratique .
• Dans toute action du corps, la transmission du moment de force sera plus efficace si les muscles abdominaux sont contractés de manière à unir en un bloc la section supérieure du corps à la section inférieure .
• l'application d'une force tiendra toujours compte du principe de bras de levier. le point d'application sera le plus éloigné possible du point d'appui, c'est-à-dire que le bras de levier sera le plus grand possible. Plus le bras de levier est grand plus l'effort diminue (fig. 1 et 2).
• Dans le cas d'une technique n'utilisant que le moment d'une force, telles que sasae-tsuri-komi-ashi, uki-otoshi, o-soto- otoshi, etc ... , il s'agira de bloquer le plus bas possible (pied) et de tirer le plus haut possible (épaules).
Dans le cas d'un couple de forces (deux forces appliquées en sens contraire) comme dans o-soto-gari, hane-goshi, etc ... , un élément à réduire au maximum est le frottement au sol. Tori devra donc appliquer la traction supérieure (épaules) et faire tomber le centre de gravité d'Uke sur le sien (pivot) afin d'appliquer la force inférieure (pied ou jambe) en couple de forces .
• Bien des éléments freinent l'action de Tori et celui-ci devra en tenir compte pour agir avec efficacité.
Les plus importants sont la pesanteur, l'inertie, le frottement les forces internes (musculaires, osseuses, etc ... ). Dans le~ déplacements d'Uke, ces divers éléments jouent un rôle important au moment où le centre de gravité de celui-ci (qui se situe à quelques centimètres sous l'ombilic), est d'une part très bas et d'autre part situé au-dessus du centre de polygone de sustentation formé par les pieds : c'est la position stable, solide et difficilement attaquable sans de grandes dépenses d'énergie.
Or, Uke doit porter immanquablement le poids du corps d'une jambe à l'autre pour se déplacer, d'où déplacement du centre de gravité en s'élevant et en s'abaissant. Lorsque les jambes sont écartées, la base est grande et le centre de gravité est relativement bas; lorsqu'un pied passe à hauteur de l'autre, la base est réduite
au minimum et le centre de gravité est au point le plus haut (fig. 3). La position est alors précaire et facile à déséquilibrer sans grand effort.
On veillera donc à appliquer une attaque sur l'adversaire en cette position peu stable, facile à rompre en temps et en effort.
• En ce qui concerne le principe. « Poussez si l'on vous tire et tirez si l'on vous pousse», il est utile d'approfondir ce point de vue et de savoir comment les grands maîtres l'appliquent réellement.
En premier lieu, il ne s'agit pas de tirer l'adversaire dès qu'il vous pousse, mais de reculer plus loin et plus vite qu'il ne le désirait. De même, si l'adversaire tire, avancez plus qu'il ne l'escomptait.
En second lieu, la réaction « souple» à l'attaque doit être très rapide. Il faut céder à l'instant où l'adversaire conçoit l'attaque et commence son action. C'est ainsi qu'un maître semble attaquer positivement en prenant l'initiative, alors qu'en réalité son adversaire s'apprêtait (ou commençait) à attaquer lui-même! L'acquisition et la perfection de la vitesse d'attaque est primordiale et devient le but principal de la technique judo.
Nous allons bientôt voir comment obtenir cette rapidité d'action. Enfin, en troisième lieu, il faut toujours céder à l'action de l'adversaire, non en ligne droite, mais en cercle. Pour agir à temps, il est nécessaire d'être au moins aussi rapide que la vitesse d'attaque de l'adversaire. Or, céder en ligne droite est un mouvement de translation beaucoup plus lent que la rotation. De plus, dans ce dernier cas, le centre de gravité du corps ne se déplace pratiquement pas. Il faut donc appliquer le principe de la balle dont maître Kyuzo Mifune est le plus ardent promoteur. Ce principe enseigne qu'il faut s'identifier, tant pour l'attaque que pour la défense, à une balle. Poussez une balle, elle tourne et recule, tirez-la, elle pivote et vient. Si elle pouvait se mouvoir d'elle-même au moment de votre action et tourner sur elle-même, vous glisseriez sur elle, sans pouvoir la déplacer. Votre corps, avec beaucoup d'entraînement, peut devenir une balle qui se meut elle-même! Le principe reste valable pour l'attaque : vous roulez sous le centre de gravité de votre partenaire et vous le faites tourner autour de votre corps.
• Le summum de la perfection est d'allier le principe « tournant », « fuyant» de la balle à une grande vitesse d'action autonome. Pour y parvenir, il faut, d'une part, perfectionner le shintai et en particulier le tai-sabaki et, d'autre part, augmenter la promptitude des réflexes. Mais, si la technique et l'entraînement sont indispensables pour y arriver, l'attitude mentale adéquate est plus importante encore.
• Nous verrons plus longuement ce que doit être l'attitude mentale idéale sous la rubrique du kiai. Toutefois, avant d'avoir préparé physiquement son corps à cet état d'esprit exceptionnel, le débutant fera bien de s'y adapter progressivement. Non seulement, Il résoudra le plus tôt possible ses problèmes de crispations, peurs et autres attitudes inhibitrices, mais il s'efforcera de ne pas accorder une importance trop grande à ses actes ,et à ceux de son adversaire. Il gardera l'esprit très vigilant, attentif à toutes choses, mais sans accorder d'importance particulière à aucune d'entre elles. Il sera « présent» à tout Instant, ouvert, à tout ce qui peut survenir, concentré mais décontracté. L esprit souple, fluide comme l'eau, réceptif, s'adaptant à,toutes les situations, sera néanmoins insaisissable. A toute action de l'adversaire, le combattant doit lui opposer le vide, le néant. Avec un état mental (et physique) semblable toutes les esquives, mais aussi toutes les attaques deviennent possibles et redoutables.